Le 2 mai 1985. Vous vous en souvenez ? Un jour comme les autres sans doute pour vous, peut-être que vous n’étiez même pas nés. Monsieur O’Graddy et madame James, eux, se sont jurés de ne jamais oublier cette date… qui plus est, de marquer cette journée si spéciale d’une pierre blanche bien spéciale. Ils étaient jeunes, très jeunes, lui avait vingt-trois ans et elle, une vingtaine d’années et pourtant, ils étaient follement amoureux et ils le savaient bien. Il venait tout juste de finir un service militaire long de deux ans et il l’aimait toujours autant. Elle, elle avait patiemment attendu son retour, craint chacune des lettres qu’elle recevait de là-bas et pourtant, son cœur n’avait jamais cessé de battre à la chamade uniquement quand il était là, avec elle… Une belle histoire, sortie d’aucun livre, juste de cette réalité qui pouvait parfois s’acharner, d’autres fois être douce et apaisante. En ce jour, tout avait certainement été parfait… «
Félicitations, c'est un beau garçon. » L'infirmière eut un sourire, rien que pour répondre à la mine réjouie qui se dessinait sur le visage de l'homme qui lui faisait face. Quelle croyance ils avaient tous, à toujours croire qu'avoir un fils pouvait être plus glorieux qu'avoir une petite fille ? Passons. Ce n'était pas ses affaires et sitôt l'enfant déposé dans les bras de l'homme, elle eut le sentiment que plus rien n'existait pour lui, alors autant ne pas s'attarder. Samuel avait fait le forcing pour pouvoir être là avant que sa femme n'accouche. C'était chose ratée, il était arrivé quelques heures plus tard, comme si ce petit incident mineur n'était qu'un avant goût de l'ampleur maléfique qu'allait prendre le boulot de l'homme sur sa vie de famille. C'est ainsi qu'il est né, ce petit bout d'être humain parmi les centaines qui naissaient chaque jour à travers le monde entier. Savannah, Georgie, pas beaucoup et quelques habitants. Il faisait partie des trois premiers bébés nés ce mois-ci dans la grande ville mais qu'importe, il restait un infime être humain parmi tous ceux qui peuplaient cette terre, bien qu'il ait tout pour être exceptionnel aux yeux de ses parents. Légèrement maladroit, il tentait de ne pas laisser l'enfant tomber. Il n'avait même pas encore de nom, ce serait manquer à son devoir de père que de faire souffrir cet enfant avant même de lui avoir donné le moindre nom ! Tenez lui la tête, attention à son bras... Aucun détail ne semblait être à négliger, c'était la chose la plus précieuse qu'il lui ait jamais été donnée d'avoir dans les mains. Le regard brillant de cette lueur qui s'éteignait à chaque fois qu'il quittait le pays pour aller vers des terres inconnues et dévastées par les conflits, il remercia l'infirmière d'un simple hochement de tête, avant de se décider à aller voir celle qui était désormais l'heureuse mère du plus beau cadeau que la vie leur ait donné. Il semblait loin, le temps où ils étaient jeunes, follement amoureux et persuadés qu'ils pourraient sillonner le monde grâce à leur amour. Non. A présent, leur amour avait donné la vie à un être qu'ils allaient aimer et protéger. Le visage fatigué de sa femme attira son attention, l'espace de quelques millièmes de secondes, jusqu'à ce que le même air radieux colore son visage à la vue de l'enfant qu'ils avaient à présent tous les deux. Une scène niaise, et pourtant tellement quotidienne au regard de tous ces médecins qui s'étaient attelés à donner naissance au bébé O’Graddy-James. «
Tu crois que plus tard il nous détestera si on lui donne ton prénom ? J'ai envie qu'il puisse rester un peu de toi à chaque fois que tu pars... » Encore un signe de la traditionnelle famille "soudée". Cet instinct de donner au fils le prénom du père ou du grand-père. C'est ainsi que l'enfant qui était né ce jour là obtint le prénom de Samuel. Carter, a été trouvé par les deux parents à une certaine époque, à un stade quelconque de la grossesse. Quelle vaine. C'est ainsi que bébé O’Graddy-James né le 2 mai 1985 à Savannah en plein milieu de la grande Georgie devint Samuel Carter O’Graddy-James, enfant aimé et chéri par ses parents à qui la vie ouvrait grand les bras et qui, d'une certaine manière, allait un jour changer le cours de bien des histoires.
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«
C’est quoi cette histoire ?! » Généralement, les parents de Carter avaient pour habitude de ne jamais chercher l’affrontement avec leur fils, mais ce soir, les choses semblaient différentes. Comme tous les soirs, il était rentré un peu tard des cours et définitivement, cette situation déplaisait aux parents O’Graddy et James. Pourquoi ? Certainement pas pour rien, puisque après avoir longtemps cru que leur fils était un enfant modèle et posé, ils avaient récemment découvert que non seulement, celui-ci n’était même plus puceau (à dix-huit ans, certes) mais qu’en plus, il vivait une idylle plus ou moins autorisée avec la mère d’un de ses camarades de lycée ! Bah tiens et évidemment, cette subite révélation venait d’amener le père O’Graddy à accepter une promotion plus loin encore que l’autre bout du pays. Décision qui n’avait pas plu au fils O’Graddy-James dès le moment où il avait aperçu les premiers cartons que sa mère s’était empressée d’emballer. «
Arrête de crier Carter. » En tant que mère, elle avait toujours su garder un calme presque olympien et disons que l’enfant qu’était Carter, n’avait jamais cherché à repousser les limites de la patience de celle-ci. Ce soir, tout allait visiblement changer, qu’ils le veuillent ou non d’ailleurs… puisque Carter avait haussé les sourcils, excédé : «
Je crie si j’veux ! J’en ai marre, j’suis plus un gamin ! Depuis quand vous décidez de ma vie sans me consulter ?! Donc on s’en va comme ça, du jour au lendemain, on quitte même le pays parce que VOUS l’avez décidé comme ça ?! » «
Baisse d’un ton ! Ce n’est pas parce que tu ne comprends pas notre décision que tu dois réagir comme ça, d’autant plus que ça t’évitera… de faire des conneries. » «
… Des conneries ? » Incrédule, il avait même eu un haussement presque perplexe des sourcils, comme si son cerveau se doutait de ce que son père sous entendait, sans pour autant vraiment vouloir y croire. «
Fais pas l’enfant Carter… Tu te doutais bien que ça finirait par se savoir. » Donc ils avaient bel et bien deviné juste et ça, Carter s’en rendait compte juste maintenant, alors qu’il déglutissait péniblement, gorge serrée. «
J’peux… j’peux expliquer. » «
On en a rien à faire de tes explications Carter… J’crois même qu’on veut rien savoir de tout ça. » «
Mais on s’aime ! » A croire qu’il était encore naïf comme un gamin, bien qu’il dise le contraire, si bien que le père O’Graddy, peu satisfait de se rendre compte que son éducation avait engendré un enfant si crédule, se passa vivement une main dans les cheveux, mâchoires crispées : «
Arrête un peu ! T’es un gosse, elle est mariée ! Elle aurait presque l’âge de ta mère, bon dieu à quoi tu penses ?! » Silence, aucune réponse et Samuel O’Graddy semblait être encore plus agacé. «
Maintenant ça suffit, t’agis comme un gosse, t’étonnes pas qu’on te traite comme tel ! » Et voilà comment O’Graddy avait le don de mettre un terme à une engueulade, avec autorité comme toujours, mais ça, juste parce qu’il savait viser juste.
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«
Pardon ? » Oui, on pouvait aisément dire qu'il était assez surpris par la nouvelle, tiens ! Comment ne pas l'être ?! Bordel, ils étaient encore "jeunes"... enfin, jeunes dans le sens qui se l'entend, ils avaient encore la vie devant eux, et voilà que cet événement imprévu venait totalement tout bouleverser. Qu'est ce qu'il devait faire avec ça, hein ?! «
Me force pas à répéter ça... » Elle avait baissé les yeux, visiblement honteuse. Est-ce que c'était vraiment ce qu'il voulait lui faire ressentir à cet instant précis ? Allez, il venait d'avoir vingt-deux ans, c'est pas comme s'il en avait dix-huit ! D'ailleurs, il avait de quoi se féliciter qu'aucune de ses multiples conquêtes de jeunesse ne lui ait annoncé une telle chose, il avait tellement tendance à voir ailleurs avant... Elle. Il n'avait certainement pas envie d'envoyer tout promener alors que les choses semblaient virer très sérieuses avec Jessie. Ouais... «
Mais... t'es... sure, j'veux dire... ? » Il n'avait trouvé rien de mieux à faire que de ponctuer sa phrase par un haussement bien explicite des épaules. Il n'avait pas encore la force de le dire avec tous les mots faut croire, peut-être un manque de courage. Allez, respire lentement Carter. Tout allait bien se passer hein ?! «
Ecoute, je sais que c'est dur mais on va y arriver hein ? Tous les deux, ensemble... » Elle parlait d'une voix calme et posée... Il ne savait définitivement plus quoi faire et dire qu'elle avait deux ans de moins que lui ! Il aurait presque pu imaginer qu'elle était plus vieille tant elle était mature dans sa manière de fonctionner. Mais non, elle était jeune, elle était enceinte et visiblement, elle le prenait mieux que lui, alors que c'était sa vie, sa carrière qui allait être brisée là. Forçant un mince sourire, il hocha vaguement la tête, se décidant à se reprendre... Allez Carter, tu vas gérer tout ça, hein ?
«
Carter, j'ai beaucoup réfléchi. J'ai pesé le pour et le contre. Notre couple se déchire lentement depuis que tu as appris pour le bébé... et je ne sais honnêtement pas quoi faire pour améliorer cette situation qui me ronge. Pour le bien de notre enfant, je pense que je ne dois pas m'acharner... Peut-être que les choses finiront par s'améliorer. Mais je n'ai pas la force de courir après ce que je suis en train de perdre. Je m'en vais. Quelques temps. Chez mes parents, si tu as besoin de me trouver, tu sauras où je suis... mais s'il te plaît, ne le fais que quand tu seras sûr de vouloir de cette vie avec moi. » C'est un beau matin qu'il avait trouvé cette lettre sur la table de la cuisine, quelques semaines après qu'il ait appris la nouvelle. Il ne s'était douté de rien, en bon imbécile qu'il était... Il s'était plongé dans son boulot pour ne jamais voir la réalité des choses, celle qu'elle lui renvoyait en pleine face. Elle était enceinte de lui et depuis qu'il le savait, il était incapable d'assurer, incapable de faire quoique ce soit de censé. Alors quel père pourrait-il être ?! Au fond, c'était peut-être mieux comme ça... et à peine cette pensée était-elle née au creux de son cerveau, il avait senti ce vide profond s'emparer de tout son être. Il était seul. Seul dans cet appartement. Définitivement seul et il n'avait plus aucun parent sur qui se reposer, tandis qu’il ne parlait plus à ses parents depuis des lustres, depuis qu’il avait pris la chance de s’échapper de son nouveau foyer familial à Aylesbury Vale. Clairement, à part quelques amis à qui il n'avait pas envie de saper le moral avec ses histoires, il n'avait personne... et c'était peut-être mieux ainsi.
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Le bruit de l’eau brisait au moins le silence pesant de la chambre. Un simple hôtel où ils s’étaient retrouvés comme souvent, sans trop se poser de questions. Il ne se donnait plus la peine de réfléchir sur Doraleen, elle avait des côtés trop complexes à décrypter… et puis, elle avait dit ne rester avec son mari que pour l’argent. Il faut croire que d’un autre côté, Carter, lui, lui offrait le sexe… la consommation de chair en tout cas, parce qu’il n’avait pas l’impression de faire grand-chose de plus pour elle… ça l’aurait déjà fait fuir sinon… Ca faisait un moment qu’il ne cherchait plus à être le gentleman parfait, le genre de mec idéal… il ne l’était certainement pas, sinon Jessie ne serait jamais partie en se sachant enceinte. En trois ans déjà, il n’avait jamais cherché à la retrouver… quelque part parce qu’il sentait qu’elle n’en avait pas envie, quelque part peut-être aussi parce qu’il n’en avait pas envie également. La réponse lui avait tant de fois échappé qu’il ne voulait plus se pencher dessus aujourd’hui. Aujourd’hui, il était un homme célibataire qui vit en profitant du moment… et se contente d’avoir son boulot de stable dans sa vie. Et l’idée insupportable que peut-être, quelque part, il y avait un gamin sans père, à cause de lui… ou à cause de Jessie. Mpff, tu parles, elle avait reconstruit sa vie, c’est ce dont il se persuada tandis qu’il finissait de boucler sa ceinture, pour aller chercher son tee-shirt. C’était prévu comme ça, ils ne sortaient jamais ensemble de l’hôtel, au cas où l’homme de Doraleen les repère et trouve un quelconque prétexte pour n’avoir rien à donner à sa future ex femme… Il comprenait ça, et les sorties main dans la main ce n’était pas son genre… Peut-être parce qu’il était trop nostalgique sur le vieux temps pour essayer de se projeter dans un quelconque avenir. Quelle vie.